Karen O’Rourke
AUTHOR/AUTEUR WALKING AND MAPPING: ARTISTS AS CARTOGRAPHERS, MIT PRESS, 2013
La lithographie de 1873–74 signée George Schlegel nous montre une ville de New York inhabituelle par sa configuration horizontale. Ses blocs peu élevés y semblent préfigurer les mots en relief qui composent la semelle de la chaussure créée par Jean Nouvel. Cette vue du dessus légèrement oblique englobe la totalité de Manhattan, comme si l’île était vue depuis un promontoire de l’autre côté du fleuve.
Un siècle plus tard, lorsque Michel de Certeau contemple les «labyrinthes mobiles» du centre de Manhattan depuis le 110e étage du World Trade Center, la plupart des gratte-ciels emblématiques de New York sont en place. Dans la civilisation occidentale, les cartes nous offrent traditionnellement une vue plongeante, comme si l’observateur se situait au-dessus de la mêlée. Depuis son poste d’observation surélevé, de Certeau pouvait voir se déplacer dans le labyrinthe des rues en contrebas ces piétons «dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un «texte» urbain qu’ils écrivent sans pouvoir le lire»1.
Récemment, la convergence des réseaux mondiaux, des bases de données en ligne et des nouveaux outils de cartographie géospatiale a coïncidé avec un regain d’intérêt pour la marche. Marcher est le mode de déplacement le plus courant. Notre démarche est aussi personnelle que nos empreintes digitales, de même que nos différents itinéraires.2 « Nous ‹ cultivons › notre savoir tout au long de la myriade de chemins que nous empruntons», écrit Tim Ingold. Celui-ci se matérialise sous la forme d’un « déplacement improvisé, dont la fin est ouverte, sans destination précise »3.
Une marche peut être motivée par le simple plaisir de se déplacer, de mettre un pied devant l’autre. Aller d’un pas tranquille, rire, fendre la brise... Depuis le début des années 50, et l’exploration de Paris par Guy Debord et ses amis durant des journées entières, et la fin des années 60, lorsque Richard Long piétine un carré d’herbe dans un champ, prenant le résultat en photo (A Line Made By Walking, 1967), les artistes contemporains n’ont eu de cesse de revenir au thème de la marche sans jamais l’épuiser.
Pour beaucoup, marcher est un moyen de « lire » la ville depuis sa base. Un pas vif élève le promeneur et le propulse vers l’avant; une démarche plus lente favorise le contact entre le pied, la chaussure et le sol et permet aux sens d’enregistrer l’odeur des détritus, de l’herbe coupée, l’humidité de l’air ou encore la sécheresse d’un trottoir abîmé. « Lorsque nous marchons, poursuit Tim Ingold, nous nous frayons un chemin à travers une zone faite de mélanges et d’échanges entre les substances plus ou moins solides de la terre et le milieu aérien volatile. C’est dans cette zone que toute vie terrestre est vécue. En tant qu’habitants de cette zone, nous sommes soumis en permanence aux flux du milieu que nous appelons météo. L’expérience de la météo est au cœur de nos humeurs et de nos motivations; c’est l’inclination même de notre être».
Au fil de ses pérégrinations, Guy Debord a compilé les différentes ambiances urbaines de Paris, qu’il a ensuite cartographiées dans son Guide psychogéographique de Paris. Afin d’illustrer son hypothèse des «charnières Psychogéo- graphiques », Debord découpe une carte de la ville, rapproche des arrondissements physiquement très éloignés les uns des autres, pour ensuite y ajouter des flèches représentant les flux d’atmosphères. Le résultat est une vue à la fois éclatée et synthétique d’un processus dynamique (The Naked City, 1957). Jeremy Wood emporte un GPS avec lui où qu’il aille. My Ghost est un « dessin GPS », un palimpseste résumant 9 ans de déplacements à travers Londres (2009).
D’autres artistes préfèrent prélever des échantillons. Gabriel Orozco a ainsi créé une boule de pâte à modeler de près de 70kg qu’il a fait rouler dans les rues de New York. La matière malléable a été marquée par la poussière et les détritus récoltés le long du chemin (Piedra Que Cede, 1992). A New York, Janet Cardiff a capturé des sons qu’elle a ensuite utilisés pour concevoir une promenade audio à plusieurs couches. Pour les apprécier pleinement, le public doit suivre le même trajet qu’elle (Her Long Black Hair, 2004).
Chacune de ces œuvres «réalisées en marchant» révèle des couches invisibles de la ville. Mises bout à bout, elles forment un tout dynamique plus vaste que la somme de ses parties, une carte réalisée non par une paire de sneakers, mais par toutes.
In George Schlegel’s lithograph from 1873 – 74, an uncharacteristically horizontal New York City lies sprawling before us. Its low-lying blocks seem to prefigure the blocks of words that form the sole of Jean Nouvel’s sneaker. The slightly oblique view from above encompasses the whole of Manhattan as if we were observing the island from a promontory just across the river.
A century later when Michel de Certeau looked out over the “mobile labyrinths” of mid-town Manhattan from the 110th floor of the World Trade Center, most of New York’s landmark skyscrapers were in place. In western civilization the map has traditionally offered a bird’s eye view constructed from the vantage point of an ideal observer above the fray. From his elevated position, de Certeau could make out pedestrians moving through the maze of streets below, “whose bodies follow the thicks and the thins of an urban text they write without being able to read it.”1
Recently the convergence of global networks, online databases and new tools for location-based mapping has coincided witha renewed interest in walking. Walking is the way we make our way through the world most of the time, yet our gait is as personalas a fingerprint, and so are our multiple itineraries.2 “Knowledge is grown along the myriad paths we take”, writes Tim Ingold,it comes about in “an improvisatory movement—of ‘going along’ or wayfaring—that is open-ended and knows no final destination.”3
A walk can start with the pleasure of just moving, putting one foot in front of the other. Ambling, laughing, shooting the breeze. Since the early fifties when Guy Debord and his friends wandered through Paris on day-long drifts, and the late sixties when Richard Long trampled a patch of grass in a field and snapped a photoof the result (A Line Made By Walking, 1967), contemporary artists have returned time and again to the walking motif, discovering that, no matter how many times it has “been done”, it is never done.
Walking for many is a way of “reading” the city from below.A brisk pace lifts the walker into the air, propels him forward; a slower gait allows for more contact between foot, shoe and terrain, giving the senses more time to take it all in: the smell of detritus or cut grass, the humidity in the air or the dryness of the cracked pavement. “As we walk”, writes Tim Ingold, “we ... negotiate a way through a zone of admixture and interchange between the more or less solid substances of the earth and the volatile medium of air. It is in this zone that all terrestrial life is lived. As inhabitants of this zone we are continually subject to those fluxes of the medium we call weather. The experience of weather lies at the root of our moods and motivations; indeed it is the very temperamentof our being.”
While drifting Guy Debord noted urban ambiences in Paris which he later mapped for his Psychogeographical Guide to Paris. To illustrate his hypothesis of “psychogeographical pivotal points”, Debord cut up a street map, bringing together districts miles apart in actual physical space to which he added arrows representing the flow of atmospheres. The result was an exploded yet synthetic view of a dynamic process (The Naked City, 1957). Jeremy Wood carries a GPS device wherever he goes. My Ghost is a “GPS drawing”, a palimpsest recording 9 years of his journeys through London (2009).
Others prefer sampling. Gabriel Orozco modeled a 150-pound plasticine ball that he rolled through the streets of New York City. The malleable clay shows the imprint of dust and detritus ashe walked (Piedra Que Cede, 1992). Janet Cardiff captured sounds in New York that she used in making a multi-layered audio walk. To experience them the audience has to walk in her footsteps (Her Long Black Hair, 2004).
Each of these works “made by walking” reveals invisible layers of the city. Together they form a dynamic whole which is greater than the sum of its parts, a map made not by one pair of sneakers but by all.