Marlène Van de Casteele
Existe-t-il plus belle image de féminité que la photo de Man Ray, prise en 1928, incarnant une Nancy Cunard mystérieuse, l’oeil perçant souligné de Khol, la peau diaphane… La « femme aux bracelets » pose, les deux mains unies par deux branches de vie serties de boiseries ; parure mystique d’une séductrice redoutable… Mais, passé l’envoûtement esthétique, le bracelet n’est plus un simple palliatif décoratif, il est gravé dans la chair de celle qui s’acquitte, menottée, du châtiment de son libertinage et qui porte son armure en acte militant, comme une profession de foi. Gris-gris fétichistes d’une collectionneuse passionnée d’art primitif, symbole de son engagement contre la haine raciale qui décime sa société bien-pensante, le « style Nancy Cunard » marquera son temps de ses convictions, et ne s’autorisera jamais de concessions.
L’histoire du bracelet, ainsi résumée aux poignets des femmes, se lit en diagonale, parfois de façon explicite sous forme de lettrines enflammées, parfois de façon déguisée sous l’abstraction de boucles d’or et de pierres précieuses. Tantôt prière complice adressée aux dieux, monnaie d’échange ou amulette magique aux pouvoirs antalgiques, tantôt signe distinctif d’appartenance à une classe sociale ou élixir de séduction, ils subliment la beauté de la femme et anoblissent les actions de l’homme.
L’usage de parer ses bras de cercles de métal précieux remonte à la haute Antiquité. Portés aux points vulnérables du corps, ils sont en Egypte un gage de protection, un passage vers l’au-delà ; Cléopâtre se donne en offrande à deux aspics venimeux s’entrelaçant autour de ses poignets, comme s’enserraient ses bracelets serpents. Offerts en marque de distinction ou en souvenir d’une action d’éclat, les romains érigeaient ces bracelets en insignes glorieux, les exhibant sur leur poitrine au cours de cérémonies triomphales. Des actions aux revendications promotionnelles que banniront le Moyen-Âge : bracelets talismans ou reliques tribales expriment des espérances et non des faits.
Une fois le christianisme enraciné, le style du bracelet sera à la fois tributaire des exigences vestimentaires du moment, de l’influence plus ou moins prononcée de la religion et du style architectural de l’époque. Entre le VIe et le XVe siècle, le vêtement lourd et couvrant enterre le bracelet sous des manchettes somptueusement brodées, avant de se délester de ses pesanteurs et de dénuder la peau, véritable écrin à bijoux.
L’intérêt passionné de la Renaissance pour le corps humain s’exprimant autant dans l’architecture et la peinture que dans la joaillerie, un retour aux sources bucoliques métamorphose le bracelet en un jardin enchanté parsemé de motifs floraux. Si bien que le bijou, qui avait été libéré de ses charges symboliques, redevint un instrument au service du pouvoir monarchique. D’un prix inestimable, ces joyaux royaux oeuvrant pour le prestige du Roi Soleil, servaient aussi de gage dans des transactions politiques.
Empruntant bientôt les sentiers de la frivolité, au nom de l’avènement de la petite bourgeoisie, le bracelet, inscrit dans un épicurisme ostentatoire, court les salons et les banquets Louis XV. Offerts à la moindre occasion, pour marquer une amitié, un événement ou une anecdote, ces bracelets « fantaisie » de courte vie, assujettis aux modes et aux mécanismes de la production industrielle, comblent avec strass et fac-similés les prétentions d’une bourgeoisie courant après son anoblissement.
Un demi-siècle plus tard, traquée et ruinée sous les coups de la Révolution, la noblesse émigre en portant sur elle le contenu de son compte en banque : ses derniers bijoux de famille… Toute marque extérieure de richesse bannie – excepté les bijoux à devises patriotiques – il faut attendre le Directoire et le Consulat pour que les bracelets d’inspiration antiquisante ou égyptienne se redessinent aux poignets, avec plus de discrétion. Souci esthétique, notion de valeur et de prestige, sous le Premier Empire, le bracelet sert la cause de la politique économique de Napoléon Bonaparte.
Ce dernier exilé, la Restauration royaliste, n’ayant plus les moyens d’un luxe fastueux, s’érige en régime moralisateur. Teintée de pudibonderie, le XIXe siècle s’enfonce dans l’austérité, tandis que le Romantisme se fraye un chemin. Un nouvel artisanat voit le jour : les bijoux de sentiments. Recluse au foyer, la femme bibelot de l’ère victorienne tisse des bracelets en cheveux véritables, arborant au poignet la mémoire capillaire d’un défunt ou d’un amant.
Les guerres et les crises économiques apportant leur lot de souffrances et de privations, il devient de plus en plus malvenu d’attiser les convoitises en affichant sa fortune au poignet. Et, si certains ne résistent toujours pas à la tentation de se valoriser par un braceletmontre bling bling, quand d’autres lui préfèrent un bracelet caritatif, mieux vaut aujourd’hui en faire un ami intime plutôt qu’un complice tapageur, au risque de s’attirer les foudres de l’opinion publique…
Is there a more beautifully feminine image than the 1928 Man Ray photograph portraying a mysterious Nancy Cunard with piercing kohl-lined eyes and translucent skin... the ‘woman with bracelets’ poses with hands clasped and dryadic arms, a consummate seduc- tress in her mysterious finery... however, aesthetic fascination apart, the bracelet here is no longer a pleasing decoration; it is embedded in the flesh of a woman who despite her shackles has delivered herself from punishing debauchery and now militantly wears this armour like a profession of faith. These are the fetishistic lucky charms of a collector with a passion for primitive art, symbolic of her commitment to fighting the racial hatred ravaging the self-righteous society in which she lives. This era will be marked indelibly by the unwavering convictions of the ‘Nancy Cunard’ style.
The history of the bracelet, thus captured around women’s wrists, reads diagonally; sometimes explicitly, in the form of brilliant acrostic initials, sometimes more covertly disguised by abstract gold fastenings and precious stones. Whether the bracelet represents a complicit prayer sent up to the gods, a tender in kind or a magic amulet possessing analgesic powers, it can also be a distinctive sign of belonging to a social class, or be used as an elixir of seduction; bracelets enhance the beauty of women and ennoble the actions of men.
Adorning one’s arms with circlets of precious metals goes back to earliest Antiquity. Worn on the vulnerable points of the body, in Egypt they are a guarantee of protection or safe passage to the great beyond; Cleopatra sacrificed herself to two poisonous asps encircled around her wrists, like tightly entwined serpent bracelets. The Romans awarded these bracelets as a mark of distinction or to commemorate a brilliant deed, to be worn as glorious chest insignia during triumphal ceremonies. The Middle Ages proscribed such heathen practices: talismanic bracelets or tribal relics are to evince hopes rather than illustrate deeds.
Once Christianity was established, bracelet styles would simultane- ously be required to pay tribute to the sartorial obligations of
the moment, strong religious influence and the architectural style of the epoch. Between the 6th and 15th centuries, heavy concealing garments buried the bracelet under sumptuously embroidered sleeves, before subsequently returning to a lighter style that once more revealed the skin and provided a place to showcase jewellery.
During the Renaissance, a passionate interest in the human body was expressed through jewellery as much as through architecture and painting, with bucolic sources of inspiration once more transforming the bracelet into an enchanted garden strewn with floral motifs. So much so that the jewel, liberated from its symbolic weight, again became an instrument of royal power. Being priceless in value, these jewels were consequently employed to enhance the prestige of the Sun King, while also serving as security for political transactions.
Now more of a frippery thanks to the emergence of the petty bourgeoisie, the bracelet became an expression of ostentatious epicureanism, circulating around the salons and banquets of Louis XV. These short-lived ‘fantasy’ or ‘costume’ bracelets, offered on the slightest pretext to mark a friendship, an event or an anecdote, at the mercy of passing fashions and industrial production processes, commingled rhinestone costume jewellery with the pretensions of a bourgeoisie in hot pursuit of its own glorification.
Later hounded and ruined by the Revolution, the nobility fled, secretly carrying with them any remaining family jewels, since all outward display of riches except jewellery with patriotic mottoes had been prohibited. Bracelets inspired by Antiquity or Egypt were
only seen again adorning wrists during the Directoire and Consulship period, albeit this time more discreetly. Aesthetic concerns
and various ideas about its value and prestige meant that the bracelet was used under the First Empire as part of the economic policy of Napoleon Bonaparte.
The Royalist restoration, once the Emperor had been exiled, no longer had sumptuous and luxurious means at its disposal and instead established itself as a moralising regime. The 19th century sank into prudish austerity, while Romanticism blossomed. A new form of craftsmanship was born, that of sentimental jewellery. The curioprone Victorian woman, often a prisoner in her own home, wove bracelets out of real hair to preserve the capillary memory of a deceased loved one or lover.
With wars and economic crises each bringing their own suffering and privations, it has become ever more inappropriate to flaunt wealth by displaying a fortune on one’s wrist. If some still cannot resist the temptation to adorn themselves with a bling watch or to sport a charity bracelet, it is still wiser to make a good friend in this respect than risk attracting the castigation of public opinion...